Le français familier
La langue française comporte bien des particularités, mais il en est une qui la caractérise presque essentiellement, c'est une variété de registres que les autres langues ne possèdent pas à un degré équivalent.
Il existe un français littéraire plus ou moins académique ou « relâché » ; nous avons un français scolaire qui ne sert pas en littérature mais seulement à l'intérieur du système scolaire et universitaire, un registre conventionnel, pourvu de ses codes particuliers qui trouve sa finalité dans la rédaction des examens et des concours. Je ne dirai rien du français administratif, curieux hybride de la langue du droit et du registre scolaire, ni du français à vocation « savante », qui est une création originale du dernier demi-siècle, à la fois intimidant et impénétrable, capable d'exprimer la pensée la plus abstraite comme l'absence totale de pensée et qui se prête merveilleusement aux plus belles supercheries intellectuelles en donnant corps et apparence aux formulations les plus creuses.
Il y a surtout, à côté de ces registres qui constituent pour ainsi dire la « langue d'Etat », le français que nous parlons tous les jours, dans toutes les occasions de la vie ordinaire, chez le boulanger ou la crémière, à la maison et dans la rue, à l'atelier comme au bureau, dans la famille ou chez des amis. Ce français s'écrit du reste dans une littérature abondante, faite des journaux et des bandes dessinées, des dialogues de films, et aussi de la production romanesque contemporaine la plus vaste et généralement succulente. C'est ce registre du quotidien, de la spontanéité, que j'appellerai ici le français familier - celui qui n'obéit à aucun code de situation particulière, honni qu'il est des paperasses administratives, et chassé du domaine scolaire du haut en bas de l'échelle éducative.
Le français familier se distingue évidemment par certains relâchements de syntaxe, surtout dans sa version « parlée » ; le redoublement du sujet dans une phrase simple est de cette nature : « Ma sœur, elle va à l'école », au lieu du simple et correct " Ma sœur va à l'école », seule formulation admise précisément dans la scolarité. L'élision de la négation normale fait partie de ce phénomène : «Je veux pas de pain" au lieu de « Je ne veux pas de pain » - une irrégularité de la langue orale qui est très ancienne, car on la repère déjà aux premières années du 17e siècle dans le langage du futur Louis XIII tel que le notait le médecin Héroard. La faute est toujours repoussée, sans doute avec raison, par la langue châtiée de tous les niveaux. Cependant, c'est dans le vocabulaire courant que le registre « familier » se manifeste surtout. Par exemple, les langues européennes voisines de la nôtre ont un mot pour désigner l'« eau » : water en anglais, pour toutes formes d'eau, dans toutes les circonstances imaginables ; pour boire, se laver, nager, on dira water. En espagnol, on dit agua de même, prolongation directe du latin aqua, ainsi qu'en italien acqua, en allemand Wasser ; en flamand, on ne cherche pas non plus midi à quatorze heures : water, l'eau, un point c'est tout.
En français, nous avons bien entendu notre eau pour toutes les sauces, l'eau sale ou propre, l'eau de rivière ou d'étang, du robinet, l'eau de pluie qui nous mouille, l'eau bénite pour asperger les fidèles, l'eau salée de la mer - on fait tout avec Veau, on la boit, pure ou mélangée à d'autres substances ; on lave le linge, que sais-je ? on s'y noie !... Mais là où la différence intervient avec les autres langues, c'est que tout à coup quelqu'un vous dira sans prévenir, comme la chose la plus naturelle du monde :
- J'ai soif, passe-moi un grand verre de flotte.
- Un verre de quoi ?
- De flotte... Ah ! excuse-moi, un verre d'eau.
L'interlocuteur étranger se sent tout éberlué que
l'eau puisse être désignée par un mot qu'il n'a jamais entendu - auquel il n'a jamais prêté attention en tout cas -, qui n'apparaît dans aucun des manuels qu'il a lus. Comme s'il s'éveillait d'un rêve, il s'aperçoit - on lui explique alors - que tout le monde autour de lui connaît et emploie ce mot nouvellement venu à son oreille. Soudain, on lui parle complaisamment de la flotte qui est tombée la nuit dernière : « Il a flotté toute la nuit ! »... « C'est agaçant toute cette flotte ! » ajouté son voisin. Et c'est la pluie que l'on désigne ainsi !
Un peu revenu de sa surprise, et rompu dorénavant aux subtilités de l'eau à double dénomination, l'étudiant japonais, balte, grec, écossais ou sud- américain verra arriver l'été, la chaleur, le besoin de se baigner, à la mer ou à la piscine, et un beau jour quelqu'un lui dira :
- Tu viens ? On va à la baille.
- À la quoi ?
- On va nager... se mettre à la flotte. Tu veux venir ?
- Oui, mais tu viens de dire... la ba... ?
- Ah ! la baille c'est l'eau : on va à la baille, on va se baigner.
La baille c'est l'eau?... Le doute alors revient, jaillit dans le cerveau de notre étudiant malheureux qui a le sentiment exécrable que les Français sont des hypocrites, des sales menteurs qui vous enseignent une langue en souriant, et en emploient une autre entre eux, en cachette, pour vous narguer... Ah ! que leur réputation de fausseté, de rouerie, est bien justifiée ! se dit l'infortuné. Au bout de plusieurs mois de séjour en France, une année, peut-être davantage, le jeune homme désespère vraiment de savoir un jour cette langue glissante comme une savonnette, que l'on ne saurait jamais tenir, saisir, maîtriser.
C'est le moment où la jeune fille au pair, qui s'est appliquée de bonne foi à saisir les nuances de la cuisine et du langage enfantin des petits diables dont elle a la charge, entend ceci :
- Je me jetterais bien un coup de jaja derrière la cravate... (ou de picrate, de pinard, de rouquin !)
- Oui, renchérit le voisin, avec un bon calendos et un bout de brignolet, ce serait le pied !
Et la pauvre jeune personne ne comprend rien à tout cela. Elle rougit de rage. Elle a pourtant étudié, suivi régulièrement les cours du soir, noté les mots sur un petit carnet à son usage - on la complimente du reste, on lui répète qu'elle parle très bien français : oh là là ! magnifique !... Et voilà des gaillards narquois qui rient à ventre déboutonné de son désarroi. « Mon dieu ! » se dit la fille au pair, dans une de ces langues du globe chère à son cœur : « Je veux rentrer à la maison ! » Le but essentiel du présent ouvrage, sa vocation première, est de rassurer les filles au pair. Mais aussi de sauver de l'embarras les mères en visite, les pères en perdition, et généralement les étudiants des niveaux supérieurs de toutes les universités du monde où l'on nous fait l'honneur d'enseigner le français. Ils pourront ici faire le point sur ces mots cachés qui servent, cela est vrai, à la connivence entre adultes, de la même manière que des gens d'une même région se servent d'un accent ou d'un dialecte partagé... Ils pourront s'initier en toute tranquillité à ce français familier -j'ai envie de dire : à ce français de doublure, qui dès lors ne les intimidera plus du tout. Ils perdront ce sentiment qu'il existe un double fond à notre langue, des arcanes méchants, un dédale diabolique auquel ils ne peuvent avoir accès, et ils n'en jouiront que mieux de ce qu'ils savent déjà.
À une étudiante anglaise que je trouvai naguère en proie à ces affres que cause le français familier dans la pratique courante de la langue en France, je conseillai d'entreprendre une revue systématique des termes cachés en utilisant l'excellente et désopilante Méthode à Mimile d'Alphonse Boudard, et de la traiter pour rire comme un manuel de langue - l'une des fameuses Méthodes Assimil dont elle est une géniale parodie. Je lui fis bien sûr la recommandation de ne jamais utiliser elle-même les termes qu'elle allait apprendre au cours de cette lecture ! Il faut seulement observer, repérer - mais ne jamais s'essayer à l'étourdi à réemployer ces mots soi-même, sous peine de créer un choc à ses interlocuteurs, voire de se placer dans une situation embarrassante. Cette personne suivit mon conseil, dévora le manuel de Boudard, et prit ensuite un grand plaisir dans les conversations ordinaires, à entendre des mots qui ne l'effrayaient plus - du même coup, cela l'aida à trouver les Français beaucoup plus sympathiques qu'elle n'avait cru d'abord !
Naturellement, il ne s'agit pas de tomber dans l'excès inverse, et d'adopter d'emblée une phraséologie sulfureuse sans avoir conscience de son incongruité. Certains jeunes Français, plus ou moins facétieux, plus ou moins bien intentionnés, prennent parfois un malin plaisir à induire l'étranger en erreur, en lui faisant croire que tel terme du français familier (s'il est grossier c'est encore mieux!) constitue le bon ton du moment. En prétendant qu'il faut toujours dire « un verre de pinard » et non pas « un verre de vin », que cela fera plaisir aux autochtones, on est sûr de placer sa victime dans des situations burlesques où elle va déclencher l'hilarité de ses auditeurs ! Mais ce sera à mauvais escient... Les lycéens sont toujours très friands de ces sortes de blagues à l'encontre des « assistants » étrangers, lesquels n'ont qu'à bien se tenir s'ils ne veulent pas tomber dans le piège facile et inévitable, et sortir des énormités en quelque occasion tant soit peu solennelle.
Je citerai à ce propos la mésaventure d'un jeune Allemand pendant la période de l'Occupation, à qui le peintre montmartrois Gen Paul avait appris un français bien particulier... L'anecdote, véridique, est rapportée par Chantai Le Bobinnec à qui Gen Paul, personnage haut en couleur et féru depuis l'enfance de la langue verte parisienne, l'avait racontée :
« Gen Paul m'avait raconté que pendant la guerre, il s'était pris d'amitié pour un jeune Allemand de l'armée d'occupation, probablement parce qu'il était peintre et antimilitariste. Il venait souvent à l'atelier, Gen Paul lui trouvait du talent. Quand il l'avait connu, il ne parlait que quelques mots de français et Gen Paul lui avait appris l'argot. Par exemple, il lui désignait les parties du corps : la tête, c'était /a tronche, le nez le tarin, les yeux, les châsses, les mains, les paluches, les jambes, les guibolles...
« Un jour ce jeune Allemand est arrivé à l'atelier les larmes aux yeux. Il devait partir sur le front russe le lendemain et il venait faire ses adieux. Il expliqua qu'il déserterait bien, mais qu'il ne savait pas où aller. À ce moment, Gen Paul lui dit : "T'en fais pas, je vais te faire une petite bafouille pour un pote à moi qui est en zone libre, il s'occupera de toi." Le pote en question était le père supérieur d'un couvent.
« L'Allemand tout content partit le soir même. Quelques semaines après, Gen Paul reçut une lettre du père supérieur qui disait son protégé très sympathique, qu'il avait commencé à décorer la chapelle de fresques, mais que les frères étaient incapables de comprendre son argot et pour cause
« Le père supérieur expliquait qu'il était obligé de lui réapprendre le français en lui donnant chaque jour une leçon. Il lui apprenait que le blé poussait dans les champs, qu'on ne disait pas aller lisbroquer mais aller aux toilettes et il tomba des nues quand le père lui révéla que les nougats n'étaient pas les pieds mais une spécialité sucrée de la ville de Montélimar. À la fin de la guerre, il fut contraint de s'engager dans la Légion étrangère et Gen Paul me dit : "Là, il pouvait acter argot; avec tout ce que je lui avais appris, il a dû devenir un caïd". »