Peut-on encore parler de français populaire?
Au cours d'une conférence que je faisais à l'université de Vilnius, en Lituanie, au printemps de 1996, on me fit remarquer que j'utilisais alternativement les expressions français familier et français populaire sans aucune distinction apparente... « Y a-t-il une différence, et laquelle, entre ces deux appellations ? » me demanda-t-on.
Il est vrai que la force de l'habitude entraîne à employer indifféremment familier et populaire comme s'il s'agissait de termes équivalents en ce qui concerne le langage ; or cette assimilation des notions, qui s'est installée, pour les raisons que j'ai évoquées, au 19e siècle, est devenue inexacte. Qu'est-ce que « la langue populaire »?... Il s'agit essentiellement du langage imagé - ou quelquefois agressif et grossier
- en usage parmi les ouvriers, « les faubouriens » comme on disait jadis pour Paris, et que l'on a appelé aussi « la langue verte », c'est-à-dire « vigoureuse » avec une certaine (Crudité d'expression. Le « parler populaire » ne s'embarrasse pas de « bon usage » et se trouve taxé très généralement de « vulgarité », au sens tout à fait étymologique du mot désignant ce qui appartient au plus grand nombre
- il manque du raffinement qui caractérise l'élite... « Ce feignant, il roupille toute la journée » est du langage populaire, alors que la langue conventionnelle dit : « Ce paresseux dort toute la journée. »
Le français populaire fut celui des ateliers de toutes sortes dans le monde du travail manuel, aussi bien que le parler des familles des travailleurs. Il était, à Paris en particulier, à la pointe de l'invention verbale, de la raillerie - cette fameuse gouaille parisienne, faite d'images perçantes comme des flèches, et de mots concoctés dans le « terroir » des faubourgs. Au moins c'est celui-là qui s'est le plus immiscé dans le français de tout un chacun, à cause de la centralisation historique de la vie culturelle dans le pays - bien plus que le parler populaire de Lyon, inspiré du langage des ouvriers de la soie, des canuts, ou le parler des manufactures de textile de Lille-Roubaix- Tourcoing. Le « parler parigot » a été source de renouvellement pour le français commun, car il s'exportait, dans le courant du 19e siècle, à l'occasion des échanges de main-d'œuvre provinciale venant temporairement à la capitale; à partir de 1871, avec le service militaire obligatoire pour tous les garçons, le brassage langagier opéré dans les casernes de France et de Navarre fit proliférer ce langage populaire dans toutes les couches de la population, comme dans toutes les régions.
Cependant, la société française a évolué, comme les autres, depuis les années 1950, si profondément dans tous les domaines que cette notion de « classe populaire » ne recouvre plus la même réalité sociale, et surtout les même schémas culturels. On ne peut plus raisonnablement parler aujourd'hui de français populaire, au sens précis et exact de « français des classes laborieuses », opposé à ce qui serait un « français de la bourgeoisie ». Les différences qui existent dans le parler ordinaire des gens se sont établies selon d'autres lignes de fracture, lesquelles suivent les divers degrés d'instruction bien plus que les strates sociales. Nous avons le français savant, ou faux savant ; le français à la mode, sous la pression énorme exercée sur les esprits par la télévision et, à un degré moindre, par la radio ; le français scolaire, qui se définit par un code non écrit dont la principale caractéristique est de se dresser contre tout parler ordinaire familier. On distingue également une nouvelle source créative - et récréative - que l'on appelle « la langue des jeunes », laquelle s'établit par modes successives ; on parle aussi d'« argot des banlieues », qui tend à un sabir glorifié par les médias ; mais c'est par un abus de langage que l'on utilise encore, par une sorte d'inadvertance, l'expression français populaire. Ce que l'on désigne par là, comme je le faisais moi- même sans y songer lors de la conférence que j'ai évoquée, c'est « le français familier » utilisé verticalement du haut en bas de la société française, surtout à l'oral, mais non assimilé au français conventionnel. Un flic, pour dire « un policier », le fric pour désigner «l'argent », sont des mots employés par tout le monde en France, toutes catégories confondues ; mais ils appartiennent désormais au registre familier, et non plus à la langue « populaire » dont ils sont issus au début de ce siècle.
La source populaire est tarie ; le milieu urbain des petits artisans, petits commerçants, ouvriers d'usines, avec leurs codes langagiers propres, a disparu des villes dans la formidable mutation économique intervenue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les quartiers traditionnellement « populaires » de Paris, langagièrement les plus féconds, ont été vidés de leurs populations autochtones. Celles-ci ont été remplacées soit par des cadres, des employés du secteur tertiaire, soit, dans d'autres quartiers, par des populations récemment immigrées qui parlent leurs diverses langues d'origine, faisant disparaître dans tous les cas la jactance inventive des « Parigots » du terroir, héritiers des courants verbaux du 19e et du 18e siècle. Mais plus radicale encore est la mutation des modes de vie, qui a entraîné des modifications culturelles fondamentales. Par exemple, pour ne citer que cela, l'apprentissage « sur le tas » a disparu à peu près complètement des usages : la classe des jeunes apprentis est éteinte puisque les jeunes gens et les jeunes filles suivent désormais une formation dans le milieu scolaire à différents niveaux. Avec eux a disparu le mode de transmission par excellence du parler populaire ; non seulement les termes de métier se sont effacés, mais aussi tout un esprit de langage imagé, la fameuse « gouaille » dans laquelle baignaient les apprentis au contact des com¬pagnons, et qu'ils devaient assimiler au plus vite car elle faisait pour ainsi dire partie intégrante du « métier ». C'est une formation de l'esprit toute différente qui prévaut dans les collèges et les lycées techniques où grandit la jeunesse laborieuse... Le relais entre les adultes parlants et les adolescents n'existe plus : la langue verte a fait les frais de l'opération ! les limites du français familier Comment définir le registre du français familier ?... Certes il est aisé de distinguer les termes « bas », qui sont des allusions grossières à des parties du corps humain que l'on ne nomme pas en société, ou bien qui relèvent de la scatologie ; ces termes sont pour la plupart chargés de vulgarité, et appartiennent à une catégorie que l'on pourrait appeler « le familier dur », servant à exprimer la colère ou l'agressivité mena-çante. Par contre il n'est pas toujours commode de dire pourquoi tel ou tel terme courant, d'un emploi généralisé, est catalogué « français familier » au lieu d'être du français « normal ». Certains mots de cette langue d'usage « en doublure » sont véritablement à la frange de la langue officielle et ne doivent leur épi- thète de familiers qu'à une tradition, une acceptation soumise et irréfléchie de la majorité des Français.
Tel est le bistrot : tout le monde en France sait ce qu'est un bistrot, utilise le mot, voire fréquente l'endroit si celui-ci est fréquentable, depuis le clochard qui mendie le prix d'un verre de vin jusqu'au président-directeur général d'une société cossue, au directeur d'une banque, à un sénateur en exercice. Le mot bistrot n'est ni laid ni sale, encore moins argotique : pourquoi, depuis plus de cent ans qu'il est venu en usage, doit-il être traité à part, en alternatif de café ou de la désignation administrative débit de boissons -alors qu'il apparaît dans les écrits les plus admis, par exemple chez Mauriac et Duhamel ?... Je n'en sais rien, mais cette mise à l'index est très probablement due à son origine dans le parler authentiquement « populaire » du début du siècle auquel je viens de faire allusion. En tout cas il en est ainsi dans la conscience, ou l'inconscience, des Français : si un élève écrit dans une rédaction scolaire « J'ai retrouvé mon frère au bistrot », deux professeurs sur trois au moins auront le réflexe de souligner bistrot, et proposeront café à la place. Cela ne se fonde sur aucun critère particulier, si ce n'est un sentiment intime, acquis depuis l'enfance, justement à l'école, que café est le mot « comme il faut », et bistrot le terme familier qui entache la pureté du style scolaire ! C'est même cela qui caractérise le mieux le registre familier : celui qui est toléré, à la rigueur, dans une conversation scolaire, mais fermement rejeté à l'écrit. Un professeur, homme ou femme, tout comme un élève, en regardant par la fenêtre de la classe les nuages s'amonceler au-dessus de la ville, pourra fort bien annoncer tout haut : « On dirait qu'il va tomber de la flotte »... Le mot ne soulèvera, ainsi prononcé en passant, aucune remarque, tant la réflexion paraîtra naturelle à tous. Pourtant si, dans une dissertation, l'élève écrit une phrase de ce type : « Lorsque Guil-laume Apollinaire évoquait la flotte..sous le pont Mirabeau "où coule la Seine... " », le même professeur verra rouge : « Horreur ! Vous n'y songez pas ! Ce mot est ici beaucoup trop familier ! C'est inadmissible dans une copie ! »... Et, en effet, le mot détonne ; il choque même par une sorte de crudité incongrue qui tient seulement au contexte, à son environnement dans la phrase ; il est alors ressenti comme d'une familiarité déplacée.
Pour expliquer les raisons qui ont conduit à cet état de fait, il faudrait un gros volume, comportant une analyse détaillée de la société française et de son rapport aux langues depuis l'époque de la Révolution de 1789. Il faudrait évoquer l'évolution historique de la langue française dans les hautes sphères sociales et littéraires pendant plusieurs siècles, tandis que la quasi- totalité de la nation s'exprimait à l'échelon populaire dans d'autres langues que le français, fractionnées en une multiplicité de dialectes. Il serait nécessaire de raconter comment cette langue nationale fut assez brusquement imposée à tous les Français dans la mise en place d'une instruction publique obligatoire à partir des dernières décennies du 19e siècle - instruction étatique chassant toute trace de ruralité ou de popularisme, bannissant violemment tout régionalisme dans une aspiration centralisatrice à l'extrême. Il faudrait sans doute peindre aussi le climat de lutte anticléricale qui présida à la mise en place d'une école laïque « une et indivisible » comme la République elle-même. Tous ces éléments combinés produisirent un français scolaire frileux, courageusement didactique mais coupé autant que faire se pouvait des langages réellement parlés par la nation française. Ce français idéologique de l'école, à tendance unificatrice, a servi de « mètre étalon » à ce qui est le français conventionnellement admis ; ses codes sont ressentis comme impérieux par un inconscient collectif nourri de l'école obligatoire.
Le résultat de ces mouvements historiques, à forte coloration politique - dans le détail desquels je me garderai d'entrer ici -, est que le critère le plus sûr, bien qu'extrêmement subjectif, sur lequel on peut se fonder pour classer un mot dans le registre familier, est de se demander : ce mot serait-il admis ou refusé dans une rédaction scolaire ?... C'est même là le seul indice qui permette de ranger certains termes alternatifs -c'est-à-dire des termes courants dans le langage de tous les jours, usuels dans tous les milieux du haut en bas de l'échelle sociale (donc sans connotation de vulgarité), et qui, pourtant, continuent à porter l'étiquette familiers. Ainsi le mot boulot, « travail » : tout le monde va au boulot, sauf ceux qui sont « sans boulot » - on peut se demander ce qui sépare le mot boulot du mot travail ? Ce n'est pas la qualité du locuteur : le président de la République emploiera des expressions comme quel boulot ! ou ce n'est pas mon boulot, aussi bien qu'un président de tribunal, un ouvrier, une vendeuse, un marchand de tableaux, un médecin, un éboueur, bref toute la gamme de situations sociales. Ce n'est pas le manque de statut littéraire : tous les écrivains du 20e siècle ou presque ont utilisé le mot dans leur œuvre, surtout dans la seconde partie du siècle, comme la presse écrite, parlée ou chantée !... Alors quoi ? Qu'est-ce qui rend familier ce mot alternatif popularisé à l'extrême, naguère, dans un slogan soixante-huitard dérobé à un poète : Métro- La réponse est qu'il n'entre pas dans ce que le cycle scolaire et universitaire éprouve comme étant un registre soutenu. Si un élève de n'importe quel niveau et âge écrit dans une rédaction ou une dissertation : « Lorsque mon père revient du boulot... », le maître corrigera dans toutes les circonstances par : « Lorsque mon père revient du travail.» C'est ainsi, et toutes les considérations que l'on peut faire sur le laxisme de l'enseignement français dans certains milieux « populaires » ne changeront rien à la chose. Naturellement, la crainte éprouvée par tout enseignant de « lâcher du lest » malgré lui conduit à des exagérations. Ainsi, certains vocables d'excellent français conventionnel sont-ils parfois confondus avec des termes familiers à cause de leur trop grande expressivité, qui fait douter d'eux. Je prendrai comme exemple le mot gadoue, « la boue », que le monde de l'école rejettera neuf fois sur dix de l'écriture scolaire par pure méfiance. La gadoue, substantif français parfaitement légitime, datant du 16e siècle, est ressenti comme « familier » à cause de son aspect expressif, presque coloré. À moins qu'il ne soit particulièrement instruit,il y a peu de chance qu'un maître d'école accepte dans une rédaction d'élève : « La rue était pleine de gadoue » - au mieux, il exigera des guillemets : « gadoue », mais plus couramment il corrigera d'instinct : « pleine de boue ». La limite du familier sera franchie, mais il faut dire que cette frontière est malaisée à tracer, tant elle est au fond subjective, et uniquement fondée sur la tradition.
Cependant, pour imprécise qu'elle soit, la ligne de démarcation est forte et continue à marquer fortement la tradition universitaire. Lors de l'élaboration de ce que l'on appela « le français fondamental », au début des années 1950, par une équipe universitaire animée par le grand linguiste Georges Gougenheim, la mise à l'écart de tout vocabulaire familier fut nette et sans remords, quelle que fût la fréquence de ces mots dans le parler ordinaire. La déclaration du groupe, en 1956, est claire à ce sujet, et d'ailleurs cohérente ; elle montre aussi l'énorme évolution qui s'est opérée entre cette date et la fin du siècle par la mise en égalité des adjectifs familier et vulgaire; on est étonné aujourd'hui du
« caractère vulgaire » appliqué au mot copain, qualification qui montre bien la distance entre les usages d'alors (dans la bourgeoisie cultivée au moins) et la sensibilité contemporaine. Le fait est d'autant plus criant que le texte reproduit ci- après est celui de l'édition de 1964 !
« On a éliminé les mots familiers et vulgaires. On a pu voir que dans le choix des témoins aucune préférence n'a été donnée à ceux qui pouvaient avoir un parler vulgaire. Nous nous exposons même au reproche d'avoir choisi un trop grand nombre de témoins cultivés. Mais même les personnes cultivées emploient couramment, dans la conversation familière, bouquin, gosse, vélo, Nous avons écarté ces mots et, à plus forte raison, d'autres mots dont le caractère vulgaire est plus accusé (copain, se foutre, gars), y compris le mot type qui, en dehors de son emploi vulgaire pour homme, n'a que des sens abstraits, qu'il est inutile de connaître au premier degré du français fondamental. »
Ce blocage, cette démarcation entre ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas, sur lesquels j'hésiterais à porter un jugement, ont néanmoins deux conséquences importantes dans l'évolution du parler contemporain. Le rejet de la langue familière explique dans une large mesure la floraison d'un « argot » compensatoire chez les jeunes - sorte de défi à l'officialité de la langue ; il explique aussi, partiellement, l'acceptation massive de termes étrangers en français, termes parés d'une aura exotique lorsque ce sont des mots anglo- américains ; ceux-ci permettent de contourner dans une certaine mesure l'interdit dont est frappé le mot français familier. Par exemple, la diffusion du mot anglais job pour « emploi ». « Il a un bon job » (prononcé « djob »), « Il cherche un petit job pour les vacances », sera considéré comme plus acceptable, particulièrement à l'écrit, plus chic, plus « glorieux » ou valorisant que « Il a un bon boulot » ou « Il cherche un petit boulot pour les vacances ». Mais ce sont là des questions annexes que je laisserai de côté dans l'exposition du présent Guide.